Quiconque prête quelque attention à ses processus mentaux ne tarde pas à découvrir qu'une forte proportion de son temps est dépensée à la rumination du passé et à l'anticipation de l'avenir. Aldous Huxley
Une femme est assise à sa fenêtre et semble regarder le paysage verdoyant qui s’offre à ses yeux. Mais elle ne le voit pas. Son regard est tourné vers l’intérieur d’elle-même et elle est songeuse. Ses pensées se portent sur son passé et elle est triste. Elle ressasse les mêmes idées, encore et encore, et considère sa vie comme brisée. Elle revient toujours aux mêmes questions. Comment en suis-je arrivée là ? Pourquoi les autres n’ont pas ces problèmes ?
Elle se compare, elle se blâme, revit en boucle les mêmes situations, cherchant en vain une réponse qui lui permettrait de sortir de son état dépressif. Elle espère qu’en comprenant, elle parviendra à se sentir mieux, mais c’est le contraire. Son état empire, elle ressent davantage sa détresse, son impuissance et se sent encore plus mal. Elle rumine.
La rumination et ses effets néfastes
La rumination, c'est une attention passive, répétitive, voire obsédante, portée sur ses pensées et émotions négatives. L’objectif de la personne qui rumine est de résoudre un problème, une tension. Mais cette façon de faire s’avère inadaptée, improductive, stérile et néfaste, surtout quand elle constate l’écart, la contradiction même, entre son état actuel et celui qu’elle souhaite. Incapable de lâcher prise, elle continue de repasser sans arrêt les mêmes scènes, de rabâcher dans sa tête les mêmes phrases, de ressasser les mêmes pensées qui entraînent d’autres pensées du même genre, ce qui a pour effet d’augmenter encore plus son anxiété. C’est l’ouroboros, le serpent qui se mord la queue
Les liens qui existent entre cette forme de rumination et l’augmentation des symptômes dépressifs voire le début d’épisodes dépressifs majeurs sont maintenant largement démontrés dans des études expérimentales et corrélatives. Il n’y a pas, bien sûr, de cause simple à la dépression et à l’anxiété, même si certains facteurs ont plus d’impact que d’autres. Viennent en tête de liste les événements traumatisants tels les abus et l’intimidation pendant l’enfance, l’histoire familiale, la situation socio-économique, les problèmes relationnels, les situations d’exclusion, etc. Mais tous ces facteurs ont encore plus de probabilité de conduire à la dépression et à l’anxiété lorsque les personnes qui les vivent ruminent passivement à leur propos et se blâment elles-mêmes.
Non seulement la rumination à vide est improductive et peut contribuer à l’augmentation des symptômes dépressifs, mais elle a aussi d’autres effets néfastes sur notre santé. Quand nous repensons sans arrêt à ce qui ne va pas, nous nous condamnons à le revivre encore et encore et à vivre plus de stress. Même si cela se passe dans l’imaginaire, la conséquence sur notre état émotif est la même car, rappelons-nous, le cerveau ne fait pas la distinction entre le réel et l’imaginaire. Des études ont d’ailleurs noté que la rumination excessive peut augmenter les niveaux de cortisol, communément appelée l’hormone du stress, dans le sang, prolongeant ainsi la réponse de stress avec tous les effets nuisibles que l’on connait, notamment sur la santé cardiaque.
La recherche montre aussi qu’une trop grande rumination est associée à un plus grand désengagement face à un problème, à moins de comportements proactifs et à plus de comportements inadaptés qui s’apparentent davantage à de l’auto-sabotage. Les excès alimentaires (manger ses émotions) sont de ce type et vont non seulement créer encore plus de stress, mais perpétuer un cycle négatif et destructeur.
Les deux composantes de la rumination
Est-ce à dire que la rumination est toujours mauvaise ? Non pas ! Il faut en fait distinguer deux formes de rumination, la première étant plus constructive que l’autre :
1- la réflexion : processus cognitif d’une personne qui se tourne volontairement vers l’intérieur et qui s’engage activement dans un processus de résolution de problème. Cette composante est moins annonciatrice à long terme de symptômes dépressifs à venir et s’apparente davantage à une manière de gérer une situation difficile, de faire face à une contrariété ;
2- la rumination : processus cognitif d’une personne qui se tourne vers l’intérieur dans une contemplation morose et inadaptée de sa situation actuelle, de ce qui va mal et qui s’accompagne souvent d’un jugement négatif sur ses propres pensées et ses sentiments, de blâmes adressés à soi. À la limite, cela s’apparente à broyer du noir, une pensée conduisant à une autre, sans fin, dans une sorte de torture mentale, les émotions négatives finissant par prendre toute la place. Voilà pourquoi elle conduit plus souvent à la dépression.
La réflexion déclenchée par une situation problématique peut aussi conduire, comme la rumination, à des sentiments négatifs à court terme. Elle sera bénéfique si elle favorise la prise de conscience et qu’elle conduit à poser des gestes qui pourront résoudre efficacement cette situation, sinon elle pourra aussi tourner à la rumination.
Pourquoi certains d’entre nous, face à une difficulté, vont s’engager dans une réflexion adaptée alors que d’autres vont tomber dans la rumination ? Cela est sans doute lié à la croyance que nous avons de pouvoir ou non maîtriser les événements importants de notre vie. Les personnes qui sont convaincues qu’elles ne peuvent pas contrôler ce qui arrive, mais qu’elles peuvent travailler sur leur façon d’y réagir ont plus de pouvoir que celles qui ont des croyances d’impuissance, de victime. Nous avons déjà vu précédemment qu’il y a une impuissance bien réelle, mais qu’elle est aussi, bien souvent, apprise. Dans un cas comme dans l’autre, elle conduit la personne à penser qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour surmonter une difficulté et cela explique sans doute en partie pourquoi elle rumine. Les problèmes continuent de l’affecter au quotidien, lui donnant encore plus d’occasions de ruminer.
La bonne nouvelle, c’est que nous pouvons sortir de ce cycle de l’impuissance apprise et de la victime, laisser aller nos pensées stériles et nous engager dans la résolution de problème sans tomber encore plus creux dans la rumination vaine et potentiellement dangereuse. Et la première chose à faire, c’est de décider de nous mettre aux commandes, de prendre la responsabilité de ce qui nous arrive et de la réponse à donner. Chercher aussi ailleurs dans notre vie des événements qui montrent que nous avons eu du contrôle sur certaines difficultés. Également, développer ce sur quoi nous pouvons avoir du contrôle : nos manières de penser qui, elles, peuvent être changées.