Bonne nouvelle ! Le patron a reçu une formation sur les rapports intergénérationnels. Il revient au bureau avec un sourire inhabituellement bienveillant et une démarche enthousiaste, décidé à mettre en pratique les enseignements de la veille. Il s’arrête d’abord au bureau de Sophie, ingénieure junior qui lui donne du fil à retordre depuis son arrivée dans la boîte, car elle s’obstine à contourner une procédure qu’elle juge non optimale, pour reprendre son jargon.
Après s’être introduit de façon informelle, d’une manière jeune, le supérieur dit à Sophie : « Dis donc ! J’ai appris un tas de choses à la formation d’hier sur les rapports intergénérationnels au travail et je pense que je comprends beaucoup mieux la réalité des jeunes et votre façon de travailler. Par exemple, je sais que vous, les Y… »
S’ensuit alors un rigoureux catalogue de caractéristiques et d’attributs, un véritable bestiaire générationnel auquel ne manquent que les gravures de Gustave Doré (1), suivi d’un habile exposé sur les valeurs de chacun et la tension solidarité versus individualisme. Puis il enchaîne avec un récit pittoresque sur la réalité socio-économique de la génération X dans les années 80. « Des taux d’intérêt à 15% et 20% », continue notre orateur. Pendant ce temps, de jeunes collègues se sont approchés pour entendre l’exposé. Au bout d’un moment, un courageux n’en peu plus et se décide à parler : « Ouais, mais vous les boomers… »
L’objectif de départ de cette conversation qui s’éternise était clair: résoudre les tensions intergénérationnelles. Mais, étrangement, tout le monde se sent un peu plus tendu quand l’équipe se remet finalement au travail.
De ce cas vécu, nous pouvons faire plusieurs constats:
- D’abord, le fait de décrire les Y, les X et les baby-boomers, est une activité intellectuelle intéressante d’un point de vue sociologique.
- Ensuite, que personne n’aime être catégorisé, vraiment personne.
- Mais que c’est dans notre nature de le faire … et nous aimons ça.
- Conséquemment, il faut être très prudent avec ce sujet en particulier. En voulant désamorcer les tensions entre les gens, on risque fort d’en créer de nouvelles.
- Enfin, et surtout, il nous faut vraiment une nouvelle approche.
Puisqu’il est si difficile de brosser un tableau intelligent des différentes générations et, surtout, de faire en sorte que les données soient utilisées judicieusement, je vous propose, dans cet article, d’aborder la question sous un angle tout à fait nouveau. À partir de maintenant, vous ne trouverez plus aucune mention des Y, des X et des boomers et, au lieu de parler de tensions interpergénérationnelles, nous parlerons de la tension innovation versus compétence et nous aborderons la question d’un point de vue organisationnel.
La loi du Ferré ©
Pour bien comprendre en quoi l’innovation et la compétence peuvent entrer en opposition, il importe de bien comprendre un phénomène psychologique inhérent à la nature humaine que nous désignerons simplement par la loi du ferré.
En termes simples, cette loi indique que, dans la très grande majorité des cas, notre capacité à innover dans un secteur d’activité est inversement proportionnelle au savoir-faire que nous y avons développé à travers le temps. Autrement dit, le fait d’être ferré dans un domaine comporte son lot de désavantages, le principal étant notre incapacité à sortir des sentiers battus ou de la voie ferrée, si vous préférez, et d’explorer de nouvelles avenues.
Cet état de fait s’explique très facilement d’un point de vue purement neuropsychologique. Lorsque nous apprenons à exécuter une nouvelle tâche, que ce soit jouer d’un instrument de musique ou compléter un procès-verbal, notre cerveau emmagasine des stratégies cognitives qu’il pourra plus tard répéter de façon semi-automatique, nous permettant ainsi d’étendre graduellement notre maîtrise. Pensez simplement à la première fois où vous avez appris à conduire une voiture à transmission manuelle. Les différentes étapes de votre apprentissage s’apparentaient probablement à ceci :
- Mon dieu! Il faut que je fasse tout ça… et que je regarde la route en plus? Vous voulez rire de moi?
- Tiens, voilà qu’il m’est possible d’écouter la radio en même temps que je conduis.
- Et vous voilà en train de parler avec un ami sans même vous rendre compte que vous embrayez et rétrogradez d’une vitesse à l’autre.
Toutes nos interactions avec le monde extérieur puisent constamment dans ces raccourcis mentaux. Dans le cas contraire, nous serions totalement incapables de vaquer à nos occupations les plus simples, ne serait-ce que de lire cet article et de maintenir une position assise. Voilà pourquoi, par exemple, vous n’êtes pas là à vous demander comment une poignée de porte fonctionne quand vient le temps d’entrer quelque part. Vous ouvrez, tout simplement.
C’est le même principe pour le trajet que vous faites en voiture à tous les matins: votre carte routière intérieure est probablement assez fidèle pour vous permettre de rouler sans avoir à analyser le moindre détail qui se présente à vos yeux, ce qui était très différent quand vous vous êtes déplacé jusqu’à votre lieu de travail la toute première fois. Il y a fort à parier que le trajet vous avait alors paru beaucoup plus mémorable que ce matin même, à moitié perdu dans vos préoccupations quotidiennes ou dans l’écoute de la radio. Quelques-uns parmi vous n’ont même plus souvenir de ce déplacement, comme s’ils l’avaient fait branchés sur le pilote automatique.
La vision tunnel et l’innovation
Quand nous accomplissons ainsi une tâche que nous connaissons bien, notre cerveau est en mode vision tunnel, une expression médicale qui désigne la perte de la vision périphérique, également utilisée en psychologie pour décrire notre cécité par rapport aux circonstances extérieures lors de la focalisation de notre attention. Dans l’exemple précédent du déplacement en voiture, votre cerveau ne conduira à votre conscience éveillée que les éléments qui viennent en contradiction avec sa carte du territoire, comme un détour dans la circulation ou certains détails frappants qui n’étaient pas présents la dernière fois, comme une montgolfière au-dessus de la ville.
La vision tunnel est probablement une des raisons pour lesquelles l’être humain est si bien adapté à son environnement. Un peu comme l’entrepreneur qui systématise ses opérations et les envoie en sous-traitance, le cerveau apprend et, à force d’habitude, systématise ses interactions et libère la conscience éveillée afin que nous puissions en accomplir toujours davantage, toujours mieux. Cela nous permet, entre autres, d’exécuter des tâches très complexes sans pour autant mobiliser toutes nos facultés mentales. Ainsi, quand le pianiste se lance dans le concerto de piano de Chopin, toute son attention peut être centrée sur l’émotion qu’il veut transmettre à ses auditeurs et ses doigts filent d’eux-mêmes sur les touches.
Donc, en résumé, retenez que la vision tunnel simplifie incroyablement nos interactions avec le monde extérieur et qu’elle nous conduit éventuellement à l’excellence dans notre secteur d’activité.
Mais il y a un hic et vous l’avez probablement deviné. La vision tunnel nous empêche de voir en périphérie, là où justement se trouve le plus souvent l’innovation.
J’ai eu la chance d’expérimenter le phénomène à maintes reprises dans mon travail, mais également dans ma vie personnelle. Un jour, j’ai invité ma douce à visiter les sentiers de mon enfance dans une forêt que je connais par cœur, l’ayant sillonnée en long et en large à des centaines de reprises, presque au point de connaître chaque écureuil par son nom. Je lui ai demandé de choisir la direction à prendre à chaque embranchement, question de changer la donne.
Résultat? Je me suis retrouvé dans des endroits que je ne soupçonnais même pas! Je me rappelle entre autres un embranchement où elle avait le choix entre deux sentiers que je connaissais parfaitement, mais elle en a choisi un troisième que je n’avais jamais vu, situé directement entre les deux et aussi évident qu’un nez au milieu du visage. Je croyais lui montrer l’endroit, mais c’est elle, finalement, qui m’a permis de le redécouvrir.
Voilà probablement le plus grand danger que décrit la Loi du Ferré qui pourrait se formuler ainsi: quand notre représentation du monde s’interpose devant la réalité ou, si vous préférez, quand la carte du territoire devient le territoire, il est à toutes fins pratiques impossible de penser à explorer les nouvelles avenues qui s’offrent à nous, parce que nous ne les voyons tout simplement pas. De ce point de vue, être ferré dans un domaine en particulier nous place sur une voie ferrée et nous n’y pouvons rien. Le train qui file à toute vitesse sur les rails est drôlement efficace, mais ne comptons pas trop sur lui pour sortir de sa ligne.
Innovation et résistance au changement
Un autre aspect important de la vision tunnel n’est pas non plus à négliger: la résistance au changement et donc la résistance à l’innovation. C’est bien facile à comprendre: nos raccourcis mentaux, bien qu’ils soient intégrées et souvent à demi inconscients, ont souvent été acquis au prix de larges efforts. Quand on nous propose une façon de faire qui menace nos stratégies gagnantes, notre instinct est donc de résister.
Si vous avez déjà voyagé à l’étranger, par exemple, vous vous rappelez sans doute vos premières impressions quand vous avez tenté d’écrire un courriel sur un clavier d’ordinateur à l’affichage différent du vôtre (AZERTY ou QWERTY , selon le cas). Voilà où entrent en jeu la notion de flexibilité et notre capacité à remettre en question nos réflexes pour évaluer la pertinence d’un changement. Ce n’est pas toujours chose facile et il faut en être conscient lorsque vient le temps d’opérer des changements procéduraux dans les organisations.
Il n’est pas rare d’entendre des plus jeunes s’exclamer : « Les plus vieux sont bornés! Ils sont réfractaires au changement, rejettent l’innovation. » Je leur répondrais : Possible, mais attention! Si vous observez bien autour de vous, vous verrez que les gens que vous dites bornés sont souvent parmi les plus compétents dans l’organisation.
La vision tunnel, dans la très grande majorité des cas, est un indice d’excellence. Il n’est jamais difficile de modifier sa façon de travailler quand cela fait peu de temps que nous pratiquons un métier. C’est une tout autre histoire s’il s’agit d’un expert.
Pour revenir à notre métaphore, disons qu’il est malaisé de faire sortir un individu de sa voie ferrée parce que, dans la plupart des cas, cela lui donnera la désagréable impression d’un train qui va dérailler.
Dans mon prochain article (Les innovateurs: 5 façons de les reconnaître), je m’arrêterai sur la nécessité de l’innovation et les caractéristiques de l’innovateur.
(1) Gustave Doré est un illustrateur renommé et peintre français du 19 siècle.
Crédit photo: Steve Petrucelli Tunnel Vision Dandelion Flickr Creative Commons