Amour: il suppose que l’individu soit entier, pas la moitié du couple. Ses définitions abondent. Des chercheurs se sont de tout temps penchés sur la question, oubliant parfois de préciser ce dont ils parlaient. Les plus sérieux se sont abstenus, de peur sans doute de tomber dans le mystérieux, le non discernable, l’alchimie plus que la chimie, la religion plutôt que la psychologie.
Si la présence de l’amour, dans une vie, échappe au contrôle scientifique, tous les psychologues, tous les psychiatres, tous les médecins sont cependant à même de constater les effets dévastateurs de son absence, pouvant même compromettre, chez un enfant, le développement dans toutes ses dimensions.
Mais attention, me direz-vous, vous parlez de la relation parent-enfant, pas de la relation homme-femme… Erreur, vous répondrai-je; il s’agit du même amour. Mais dans un premier temps, il sera juste et approprié de différencier l’amour véritable et durable du sentiment amoureux. S’il est vrai que la passion a aujourd’hui supplanté l’amour romantique des contes de fées et des romans à l’eau de rose, ni l’un ni l’autre n’ont la durée ni la portée de l’amour. Si la riche expérience de l’intimité amoureuse nous libère de l’adolescence, l’amour quant à lui nous fait évoluer au-delà de ces limites.
À condition d’accepter de vivre les risques qu’il comporte, de les choisir, car il y aura, sans aucun doute, le meilleur et le pire. Mais la souffrance n’accompagne-t-elle pas aussi celui qui choisit de ne pas choisir
Amour et sentiments amoureux
L’amour, sous son vocable unique, englobe souvent pêle-mêle une foule de réalités, de sentiments qui, bien que parfaitement compréhensibles pris individuellement, laissent perplexes l’amoureux, l’esthète, le jeune parent et tous ceux qui aiment, à leur façon, un conjoint, un enfant, un ami, un art, une profession.
Comment définir ce terme, qu’on emploie si spontanément, la bouche pleine de tarte aux fraises ou encore au plus fort de l’extase orgasmique, en donnant un cadeau à un enfant ou en refusant une demande ou encore en retenant un ami de faire une bêtise? L’amour échappe à la formule simple, lapidaire, exacte. L’amour échappe à la banalité, au temporel, au concret. Mais prenons les choses une par une, en laissant de côté, momentanément, la tarte aux fraises.
L’amour, tel qu’on l’évoque la plupart du temps, réfère au sentiment amoureux, celui des chansons populaires, des ballades, des romans, à la passion fulgurante et soudaine du coup de foudre et de la fête des sens. L’amour insaisissable, mystérieux, celui que l’on attend avec impatience, vibrant d’un plaisir anticipé, celui qui fait peur à cause de l’engagement qu’il suppose ou de la souffrance qu’on risque. C’est cet amour-là que l’on connaît le plus, que l’on désire aussi beaucoup parce qu’il est fortement associé à l’érotisme, à l’énergie formidable de la sexualité, à l’attrait physique et à une sorte de célébration du plaisir et des désirs qui ne demandent qu’à être assouvis de nouveau.
C’est dans notre jeunesse, bien souvent, que nous découvrons la passion, avec un étonnement neuf. Nos mains tremblent, notre cœur bat la chamade, nous avons des papillons dans l’estomac. Certains en perdent l’appétit, d’autres engraissent à vue d’œil. On ne quitte plus le téléphone de crainte de manquer un appel… Notre énergie se trouve décuplée ainsi que notre force de travail. Nous oublions nos amis, nos activités routinières et, parfois, nous nous comportons de façon tout à fait insensée. Nos valeurs se modifient et tout notre entourage se rend compte de ce qui se passe. Ces choses-là ne se cachent pas, même si on le voulait. C’est comme si, pour un certain temps, nos frontières s’évanouissaient, que nous nous retrouvions dans l’alliance nirvanesque la plus unique au monde et que nous accédions à un sentiment tout à fait parfait, jamais éprouvé par personne d’autre. La solitude s’est évanouie. Elle est hors conscience. En fait, nous goûtons cette incroyable richesse qu’est l’intimité, avec soi et avec l’autre.
Loin de moi l’idée de seulement sourire de cette explosion de vitalité qu’est la passion. Seulement, il faut réaliser qu’elle a ses limites, même si parfois, comme le dit Scott Peck, c’est elle qui permet (en les piégeant un peu peut-être) que se forment des couples, des mariages, des familles, au prix parfois de fortes désillusions. Car cette forme d’amour ne dure pas toujours (contrairement à ce que laissait entendre le conte de la Belle au bois dormant).
Heureusement, diront peut-être les plus âgés, le cœur ne pourrait pas tenir le coup! Le quotidien, la routine, le retour de la volonté de chacun d’exprimer ses idées, ses opinions, d’affirmer ses besoins décourageront les plus illusionnés des amoureux.
Lorsque la passion devient plus tempérée, se pose vraiment alors la question de l’amour. Car, tomber amoureux ne se choisit pas. Cela arrive. On ne peut seulement que choisir de quelle façon on fera face à ce qui nous advient. Tomber amoureux, renoncer, ou peut-être aller plus loin. Le sentiment, si on y cède, prend alors, sans demander, toute la place. Il donne des ailes, de l’énergie, une émotion qui rappelle les effets d’une drogue.
Au reste, combien chercheront la passion pour vivre cet effet. Et comme la nouveauté (l’effet) s’estompe avec le temps, certains passeront leur vie à se promener d’amour en amour, pour cette nouveauté, pour le feeling, pour le plaisir de la conquête, et bien souvent en raison de la peur panique que génère en eux la vraie question, celle de l’engagement.
La passion, c’est ressentir profondément. Mais le fait qu’un sentiment ne soit pas contrôlé n’implique aucunement qu’il soit plus profond qu’un sentiment discipliné.
Scott Peck
Qu’est-ce que l’amour?
Comment le sentiment amoureux pourrait-il être assimilé au véritable amour? Nous aimons nos enfants et pourtant nous ne tombons pas amoureux d’eux au sens où nous venons d’en parler.
Lorsque l’illusion romanesque et passionnelle s’évanouit, nous devons choisir. L’amour authentique, que ce soit celui du conjoint, d’un ami, ou des enfants, nous amène sur le véritable territoire vierge et inconnu: celui de l’engagement, de l’effort, de l’évolution spirituelle. Celui de notre propre cheminement et de celui de l’autre. Loin d’être une perte de frontières, l’amour est un véritable dépassement de soi, car il est parfois effort, renoncement, souffrance, mais aussi évolution, tendresse, amitié, et, pourquoi pas, rencontre amoureuse passionnée.
Bien sûr que le sentiment amoureux, la passion, peuvent survivre dans l’amour, à la condition cependant de vouloir fermer la porte à la nouveauté à tout prix, dans le sens où nous l’entendons habituellement, et à la perte de frontières quasi-permanente qui, bien qu’agréable, peut aussi être décevante et frustrante. On peut alors recréer des moments de rencontre amoureuse, nourrir la passion, et même découvrir des aspects nouveaux chez notre partenaire. Évidemment, cela dépend du temps et des efforts qu’on veut y consacrer.
Nous voilà revenus à la case départ: qu’est-ce que l’amour? Cela restera-t-il seulement un idéal à regarder, sans pouvoir y accéder? Non, bien sûr. Si la perfection n’est pas de ce monde, nous devons donc accepter de faire des erreurs, d’être imparfaits de temps à autre. Nous restons des humains, parfois égoïstes, possessifs, jaloux. Nous ne sommes pas toujours à la hauteur de nos prises de conscience. Réfléchir est une chose, agir est autrement plus difficile. Mais il faut d’abord réfléchir. À partir de ce simple moment d’arrêt, nous aurons peut-être envie d’être courageux, de vouloir, d’agir pour élever notre relation. Nous accepterons sans doute mieux la souffrance inévitable qui accompagne le risque pris, celui d’aimer, celui de perdre, celui de vivre.
Aimons-nous nos enfants?
C’est en considérant l’amour comme engagement qu’on peut mieux comprendre comment l’amour véritable est fondamentalement le même entre homme et femme qu’entre parent et enfant. C’est aussi en réfléchissant sur notre relation avec nos enfants que nous pouvons découvrir la puissance de cet amour, qui est origine et moteur, source et issue du développement. Qu’il soit absent ou vienne à manquer dans la tendre enfance, et toute la panoplie des névroses, psychoses et troubles caractériels se déploient parfois dès le plus jeune âge. Qu’il soit perturbé, égoïste, immature, et voilà des êtres blessés qui, à leur tour, auront du mal à s’engager, à vibrer, à vivre. Car, il n’est pas si simple de bien aimer ses enfants.
Tout d’abord, cet amour-là est viscéral, sans séparation, et cela bien au-delà de l’utérus. Petit à petit cependant, le bébé affirme sa différence, son besoin d’indépendance. Le parent doit relâcher le contrôle, laisser vivre, montrer à son enfant à penser par lui-même, à prendre des décisions.
Il est triste de constater que, très souvent, c’est à l’âge où l’enfant manifeste pour les premières fois ses désirs et sa volonté que la relation se détériore. Ces enfants deviennent des adultes dépressifs et dépendants. Beaucoup de parents ne donnent leur amour que conditionnellement à la soumission d’un enfant (ou du conjoint dans la relation homme-femme) et se retirent affectivement, aussitôt qu’ils ne peuvent plus contrôler leur enfant.
Le parent qui aime vraiment se doit de relâcher progressivement le contrôle, de faire confiance, de respecter la différence. Un bon parent, idéalement, soutient l’autonomie et surtout écoute. Parfois, il intervient, mais sa critique est éclairée, jamais brutale et sans possibilité de s’expliquer. À mesure que l’enfant devient un adolescent et un adulte, le parent respecte les choix de l’autre et cela doit aller jusqu’à accepter totalement la séparation. Le petit doit voler de lui-même.
Bien sûr, voilà un manifeste de l’éducation un peu court et qui tourne les coins ronds croyez-vous! C’est vrai qu’il se limite à la ligne de conduite pure. Libre à nous de savoir faire face aux exceptions qui demanderont quelquefois de la fermeté. (Pour aller plus loin, je vous réfère à mon livre Être parent.) Mais, n’oublions pas l’amour derrière qui pourra tempérer bien des colères. Car, rappelons-nous que, la plupart du temps, quand un parent cesse de taper ou de gronder, ce n’est pas parce que l’enfant a compris, mais parce que le parent est épuisé.
Aimer ses enfants suppose aussi de se laisser changer par eux, d’évoluer avec eux. Comme l’écrit Scott Peck «Les parents qui refusent le risque de souffrir du changement, de l’évolution et de l’enseignement venant de leurs enfants choisissent le chemin de la sénilité, qu’ils le sachent ou non, et leurs enfants et le monde les laisseront loin derrière. Savoir écouter l’enseignement de ses enfants est la meilleure occasion de donner un sens à ses vieux jours. Il est triste de remarquer que peu savent la saisir. »
Aimer son ou sa partenaire
À partir de cette très courte réflexion sur l’amour parental, essayons de transposer ces principes à notre relation de couple. Combien de nous aimeraient être l’objet d’un tel respect, d’une telle écoute, d’un tel engagement? Le véritable amour, c’est partager tout cela avec un autre. C’est moins attendre et désirer être aimé que d’agir ainsi soi-même envers l’autre.
Comme lorsqu’on aime son enfant, l’amour de l’autre implique le don de soi. Mais attention, se sacrifier n’est pas toujours de l’amour, les mobiles pouvant être tout à fait pathologiques. (Exemple: faire pitié pour aller chercher de l’admiration ou se sentir supérieur.) Parfois aimer, c’est ne pas donner, c’est argumenter, exiger, prendre des décisions difficiles, mais réfléchies.
Aimer, c’est avant tout désirer que l’autre soit lui-même, se développe, développe ses propres aspirations, c’est encourager son autonomie et son perfectionnement en tant qu’être humain. Donc, cela demande des efforts, du courage, du travail. L’amour est davantage de l’action qu’une émotion ou un sentiment.
Cette action se manifeste surtout dans la capacité d’écoute: voir avec les yeux du cœur, être sensible à l’invisible. Écouter, c’est donner son attention, laisser loin derrière ses préjugés, ses partis pris, ses propres besoins pour tenter de comprendre l’autre de l’intérieur (écouter un enfant, un ami, un amour, c’est toujours la même attitude).
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Pour garder la flamme dans le couple.
Aimer implique donc que la différence entre soi et l’autre soit admise, reconnue, encouragée. Les deux doivent toujours continuer de se développer à l’intérieur de la relation, et aussi à l’extérieur. Il est amusant de constater, lorsqu’une union commence, que les amoureux valorisent intensément le fait qu’ils aient les mêmes goûts, les mêmes passe-temps, les mêmes idées, les mêmes valeurs… C’est lorsqu’ils comprennent que, malgré leurs affinités, ils sont aussi différents, que surviennent les premiers désappointements, les premières chicanes, et beaucoup plus tard le non-respect de l’autre. Cela est triste.
Bien sûr, les différends font partie d’une relation saine, mais il y a un monde entre la critique arrogante – J’ai raison, tu as tort – et la critique aidante formulée en toute humilité. Car, ne rien dire, ne pas s’avancer peut également être un manquement à l’amour. Avoir des intérêts différents n’est pas nécessairement menaçant. Aimer, c’est laisser vivre.
La dépendance et la sécurité
L’amour suppose que l’individu soit entier, pas la moitié du couple. L’autre ne doit pas être celui ou celle dont j’ai besoin pour survivre. À la limite, la dépendance devient du parasitisme. Les personnes dépendantes sont incapables de tolérer la solitude. Seules, elles n’existent plus, perdent pratiquement leur identité. En amour, ces personnes sont rigides (par exemple, les rôles ne sont pas interchangeables, ce qui intensifie la dépendance) et font énormément de pressions et de menaces voilées ou non, pour forcer l’attachement. D’ailleurs, n’importe quel partenaire à la limite peut faire l’affaire, du moment qu’elles arrivent à se faire prendre en charge.
Souvent, cette insécurité profonde remonte à la plus tendre enfance: le manque d’attachement aux parents n’a pas permis de développer la confiance en soi, la sécurité et le sentiment profond d’être digne d’amour. L’enfant devient alors passif-dépendant et perpétue les mêmes exigences avec son conjoint et ses propres enfants plus tard. Il est toujours déçu et en colère parce qu’il se sent toujours menacé et abandonné. Les personnes passives-dépendantes veulent être heureuses, mais sont incapables d’amour parce qu’indifférentes à tout cheminement spirituel (le leur, comme celui des autres).
Les risques de l’amour
L’amour est donc ce cri dans la nuit qui a reçu une réponse. Il est donc cette porte qu’on a ouverte en risquant de souffrir. L’amour est cette aspiration de l’âme dans les limites de notre finitude. Et le risque…
Aimer, c’est risquer l’indépendance, celle de l’autre autant que la nôtre. C’est risquer de devenir un adulte. Aimer, c’est aussi risquer de souffrir. Pour éviter cette souffrance, certains vont renoncer aux enfants, au mariage, à la sexualité, à l’amitié. La peur les privera de tout ce qui donne un sens à l’existence, à la vie elle-même. Mais tout ce renoncement, cette inaction, s’appelle aussi solitude et souffrance. Dans les deux cas, il y aura de la peine.
S’engager dans une relation représente un grand risque et implique la prise de responsabilités, que ce soit envers l’autre, les enfants, ou même la relation. Car l’engagement n’est pas une garantie de réussite, même s’il contribue à l’assurer. C’est parce que nous nous engageons dans notre relation parent-enfant que la relation biologique devient une relation psychologique. C’est l’engagement aussi qui fait que l’amour fou devient vrai et durable avec notre conjoint. C’est parce qu’il meurt de peur que le névrosé n’y arrive pas, et parce qu’il ne se sent pas concerné que le caractériel (la personne souffrant d’un trouble du comportement ou de la personnalité) ne perçoit nullement la nécessité de s’engager.
Bien sûr, qui aime risque de souffrir de tous ces changements qui se produiront dans l’évolution de la relation, des enfants, etc. Mais qui aime risque – ou court la chance – aussi de se développer, de connaître des moments extraordinaires, d’aller plus loin, plus haut dans sa relation et de construire l’insaisissable rêve qui habite en chacun de nous.
L’amour est la trajectoire qui nous propulsera vers cette connaissance, vers les autres dimensions de notre âme et la découverte de notre être spirituel.
Conclusion
Les individus qui ne sont pas réceptifs à l’enseignement de ceux qui ont réfléchi, qui ont écrit, enseigné, ne le font même pas de façon consciente. Ils ne se sentent tout simplement pas concernés. Accepter de se laisser atteindre par l’évolution spirituelle, c’est le premier pas, celui qui est le plus coûteux, le plus difficile, car tout être pressent le tremblement de terre qui suivra et qu’on ne pourra plus éviter. Il en va d’ailleurs de même en thérapie.
À partir d’un certain moment, le processus est irréversible. On peut regretter le confort de son inconscience, on ne peut plus jamais y retourner. Et il en va ainsi de notre propre salut, de celui de nos enfants, des conjoints qu’ils rencontreront et de l’équilibre de leurs propres enfants.
À CONSULTER AUSSI:
- Vous pouvez aussi écouter cette entrevue que j’ai accordée à Radio-Canada Mauricie sur le thème Trouver l’équilibre entre le couple et la famille.
- CUERRIER, Jacques et Serge PROVOST. De l’amour-passion au plein amour, Éditions Stanké, 1988.
- PECK, Scott. Le chemin le moins fréquenté, Éditions J’ai Lu, 2014.
- PELLETIER, Denis. Ces îles en nous, Éditions Québec/Amérique, 1993.
Crédit photo entête: Benurs – Love in the Subway, Flickr Creative Common